Revue de presse

Salman Rushdie : « Sans la liberté d’offenser, la liberté d’expression cesse d’exister » (Le Figaro, 8 mai 24)

(Le Figaro, 8 mai 24) 9 mai 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Salman Rushdie, Le Couteau, Gallimard, 18 av. 24, 272 p., 23 €.

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Salman Rushdie au Figaro : « Sans la liberté d’offenser, la liberté d’expression cesse d’exister »

Par Thierry Clermont

GRAND ENTRETIEN - L’écrivain, de passage à Paris pour une conférence au Musée d’Orsay, nous a accordé le premier entretien, trois semaines après la sortie du  Couteau , livre dans lequel il revient sur la tentative d’assassinat dont il a été victime à l’été 2022.

En août 2022, Salman Rushdie a fait l’objet d’une tentative d’assassinat par un jeune islamiste, alors qu’il donnait une conférence dans l’État de New York. Frappé d’une douzaine de coups de couteau, l’écrivain anglo-américain d’origine indienne s’en est sorti en perdant l’usage de l’œil droit et de sa main gauche.

Condamné à mort en 1989, par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, suite à la publication de son roman Les Versets sataniques, Salman Rushdie a abandonné la fiction pour tirer de cet attentat un récit intimiste, sobrement titré Le Couteau (Knife, dans l’original), dédié « aux hommes et aux femmes qui (lui) ont sauvé la vie », publié il y a trois semaines, et sous-titré Réflexions suite à une tentative d’assassinat. Âgé de 77 ans, icône de la liberté d’expression et du combat contre l’obscurantisme, il revient sur la scène du crime et le moment où sa «  réalité s’est écroulée », évoque sa difficile convalescence, le soutien des proches et des amis, tout en s’interrogeant sur les motifs de son agresseur, désormais sous les verrous, et les dangers de l’islamisme. En attendant le procès.

De passage à Paris, où a reçu le Prix Constantinople pour son dernier livre, Salman Rushdie nous a reçus ce lundi dans les bureaux de son éditeur français, Gallimard, hautement sécurisés. L’entretien s’est déroulé dans la bonne humeur, en présence d’un officier de sécurité. «  Seuls les mots sont les vainqueurs », comme il le dit à la fin de son précédent livre, La Cité de la victoire.

LE FIGARO. - Quel est votre état d’esprit, aujourd’hui ?

SALMAN RUSHDIE - Je me sens plutôt serein. Heureux d’être à Paris, que je n’avais pas revu depuis quatre ou cinq ans. Samedi, je suis allé au Musée d’Orsay et hier, je me suis longuement promené au jardin du Luxembourg. Le printemps parisien est vraiment agréable.

Par ailleurs, j’ai toujours cet attachement particulier à Paris et à la France. Et je n’ai pas oublié que la première traduction de Grimus, mon premier roman, paru en 1975, a été faite en français deux ans plus tard, chez Jean-Claude Lattès, et en hébreu.

On a du mal à croire que vous êtes parfaitement serein…

Oui, et apaisé, mais on reparle un peu plus tard, si vous le voulez bien.

Deux jours avant la tentative d’assassinat, en août 2022, vous aviez fait un rêve dans lequel vous étiez violemment agressé à l’arme blanche. Était-ce prémonitoire ?

D’une certaine façon, oui, et a posteriori. D’habitude, je ne prête pas tellement d’attention à mes rêves nocturnes. Or, c’était un véritable cauchemar. Au réveil, j’en suis sorti effrayé à ce point que j’ai un moment songé à annuler la rencontre publique prévue, et au cours de laquelle on a tenté de me tuer, avant de me raviser.

À votre insu, vous étiez alors comme le prophète de vous-même ?

Ne me parlez pas de prophète, tout le monde sait ce que j’en pense depuis de longues années... (Rires.)

Comme vous le rappelez dans Le Couteau , cet attentat a duré précisément 27 secondes. C’est long et c’est bref à la fois. Non ?

Même si tout s’est passé très rapidement, je peux vous assurer que c’est très long : pendant une demi-minute, vous êtes coincé dans une sorte d’extraordinaire intimité, où la vie rencontre la mort. Et dans le même temps, tout passe très vite, à la vitesse de l’éclair. On n’a pas le temps de penser. Toute pensée est comme annihilée.

À vous lire attentivement, certains de vos textes écrits par le passé semblent également prémonitoires, notamment celui où vous évoquiez, à propos d’écrivains latino-américains, Pablo Neruda et Gabriel Garcia Marquez , cette «  minute d’obscurité qui ne nous rendra pas aveugle » .

C’est vrai. Mais il ne s’agit pas de prémonition. Vous le savez, j’écris beaucoup, sur des thèmes très variés, et ce, depuis un demi-siècle… Si ça vous intéresse, j’avais également un autre texte, écrit en 1999, soit dix ans après la fatwa, où j’avais écrit quelque chose comme : «  Les souffrances d’un écrivain sont ses forces, et de ses blessures couleront ses rêves les plus doux, les plus renversants. » C’était à propos de Samuel Beckett…

Beckett est un auteur que vous citez régulièrement. Il figure notamment en épigraphe du Couteau…

Oui, notamment L’Innommable, et sa célèbre exhortation : «  Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire. » J’ai beaucoup pensé à lui durant ma difficile convalescence. Dire des mots… Je savais également qu’il avait échappé de peu à la mort, ici à Paris, à la fin des années 1930 après avoir été poignardé par un proxénète, en pleine rue. Et savez-vous ce qu’il a fait ? À peine rétabli, il est allé voir son agresseur en prison pour lui demander la raison de son geste. Ce dernier lui a répondu : «  Je ne sais pas. Veuillez m’excuser. »

Ces mots, ce sont ceux que ne vous a pas dits votre agresseur ?

Oui, agresseur et assassin raté. Il avait tenté de m’égorger, mais la lame n’a pas pénétré la chair. Comme me l’a affirmé mon chirurgien, j’ai eu de la chance : mon assaillant ne savait pas se servir d’un couteau. En effet, pour en revenir à ces mots non dits, il n’y a pas eu de confrontation.

Est-ce ce qui vous a poussé à imaginer dans Le Couteau , ce dialogue en tête-à-tête avec lui, et en prison, teinté parfois d’humour ? Et qui correspond à la partie du livre purement fictionnel, et probablement la plus littéraire ?

Certainement. J’ai réduit ce personnage, que je tourne en dérision, ce jeune apprenti assassin islamiste, à une simple initiale : «  A. » A comme «  Assassin », A comme «  Anonyme ». Et A comme ce mot grossier que tous les anglophones connaissent *.

Ce livre, votre quinzième, a-t-il été long ou difficile à écrire ?

Oui, le plus dur à imaginer et à écrire, notamment le premier chapitre, où je relate les faits, froidement. J’ai dû attendre six mois avant de me décider. Or, il m’était alors strictement impossible de penser à autre chose qu’à ce moment qui a failli m’être fatal. Cela occupait tout mon esprit. Et je crois m’en être aujourd’hui délivré.

Donc la délivrance n’est pas encore totale, malgré la publication de votre livre ?

Tout cela sera bel et bien terminé à l’issue du procès. Il avait été repoussé un premier temps, en janvier dernier, à la demande de la défense de l’islamiste, qui a plaidé non coupable, après avoir appris la prochaine publication du Couteau, pièce à conviction du dossier donc. Le procès est prévu en septembre prochain, et l’attorney general m’a demandé d’y être présent une journée, en qualité de témoin. En revanche, si l’accusé, toujours sous les barreaux, décide de changer d’avis et de plaider coupable, il n’y aura pas de jugement, simplement une condamnation, directement. Ainsi est fait le système judiciaire américain. Mais tout cela n’est pas très clair. La stratégie de la défense reste floue. Mon témoignage est clair et précis : il s’appelle Le Couteau.

Et comment vivez-vous cela ?

Je me rendrai de bonne foi au tribunal de l’État de New York, pour définitivement tourner la page. Pour me débarrasser de tout ça et pouvoir passer à autre chose.

En septembre 2023, vous êtes revenu sur les lieux du crime, à Chautauqua, en compagnie de votre cinquième épouse, Eliza. Pourquoi ?

Il le fallait. Je voulais me revoir tel que j’étais, sur les lieux, juste avant l’attentat, avant les séquelles. Pour repartir du bon pied. C’était étrange. Eliza m’a dit que, sur place, il y avait comme une lumière qui émanait de mon regard. Peut-être comme une sorte de vrai retour à la vie.

Si Le Couteau était une chanson, quelle serait-elle ?

Je n’y ai pas pensé. Peut-être Non, je ne regrette rien de Piaf… Et pour vous, ce serait quoi ?

Je n’y ai pas pensé non plus… Peut-être I Will Survive de Gloria Gaynor, ou une chanson de Bob Dylan…

J’adore Dylan, un de mes plus beaux souvenirs de concert est sa prestation au Madison Square Garden en 2004. On m’avait invité à la rencontrer backstage, j’ai hésité. Finalement, j’ai préféré m’abstenir pour rester sur mes impressions musicales plutôt que de le voir dans une atmosphère baignée de sueur et de bière éventée…

Avez-vous un nouveau projet littéraire en cours ?

Pour l’instant, je m’attelle à un récit, une fiction, où il est question de fantômes, mais je vous rassure, il s’agit de fantômes littéraires. (Rires.) Ça pourrait faire une novella, à moins que je décide de le développer. On verra. Mais, pour l’heure, je ne peux vous en dire davantage.

Voilà trente-cinq ans, depuis votre condamnation à mort par le régime des mollahs, que vous êtes en quelque sorte l’icône internationale de la liberté d’expression. N’est-ce pas trop dur à porter, à supporter ?

Tout ce que j’ai dit ou écrit à ce propos est relativement banal, mais ce sont des choses, des convictions, plutôt, qu’il faut continuer de marteler. Et, pour tout vous dire, je ne me vois pas comme un symbole. En revanche, je ne peux que répéter ce que je disais il y a plus de trente ans, à savoir que, sans la liberté d’offenser, la liberté d’expression cesse d’exister, donc, toutes les libertés. Sans la liberté de contredire et même de se moquer de toutes les orthodoxies, y compris les orthodoxies religieuses, elle cesse d’exister. Le langage et l’imagination ne peuvent pas être emprisonnés, sinon l’art meurt et avec lui un peu de ce qui nous rend humains.

Revenons à la littérature. Paul Auster vient de nous quitter, que pouvez-vous dire à son sujet ?

Paul était un ami très cher, depuis une trentaine d’années. Nous avions le même âge. C’était grâce à son jeune fils Daniel que nous nous sommes connus. Lequel venait de lire mon livre pour enfants, Haroun et la mer des histoires. Paul était très populaire en France, où il avait vécu, plus qu’aux États-Unis, et il souffrait de ce manque de reconnaissance. Il a dû attendra sa mort pour être enfin honoré comme il le méritait. Paul était aussi cet ami qui m’a soutenu dans les moments les plus difficiles. Cinq ans après la fatwa, il avait courageusement écrit avec Don DeLillo un pamphlet pour me défendre.

Et voilà, Paul est parti, alors que nous devions nous revoir quelques jours plus tard. Tout comme un autre ami cher, Martin Amis, parti il y a juste un an.

Comment voyez-vous votre avenir ?

Je me sens plus apaisé, assagi. Je suis celui qui a toujours, ou presque, été à la fois écrivain, citoyen, père et époux.

Guerre en Ukraine , guerre entre le Hamas et Israël , violentes manifestations d’étudiants sur les campus… Quel est votre regard sur l’actualité ?

La résurgence en Occident de l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, est plus qu’inquiétante. Concernant les étudiants propalestiniens, et cela apparaît clairement, ils sont davantage intéressés par un soutien aux terroristes islamistes du Hamas qu’au sort de la population de Gaza. Mais peut-être pas au point de vivre eux-mêmes sous le régime de la charia. Pour ma part, j’ai toujours été partisan de deux États indépendants sur cette même terre. Or, il semble que cette coexistence ne soit voulue ni par le Hamas, qui vise l’instauration d’un État islamiste, ni par Netanyahou. Le problème est donc que nous avons deux partis qui sont opposés et d’accord en même temps. Avec un parti qui voue un culte aux martyrs, qui sacrifie son propre peuple, les Palestiniens, et dont les dirigeants sont installés loin de Gaza, au Qatar.

Dans six mois aura lieu l’élection présidentielle aux États-Unis. Que vous inspirent la campagne et ce scrutin déterminant ?

Je suis persuadé que Trump sera perdant, notamment parce qu’il a perdu une partie de son électorat féminin, auprès duquel il a perdu tout crédit, et parce que les dernières élections locales ont tourné à l’avantage des démocrates. Par ailleurs, l’économie américaine se porte plutôt bien et le chômage a baissé. À l’issue de ses périples judiciaires Trump sera probablement condamné, et son histoire s’arrêtera là.

Êtes-vous superstitieux ?

Non, pourquoi ?

Très bien. Parlons alors du prix Nobel de littérature. Vous feriez un excellent lauréat. Qu’en pensez-vous ?

Je n’y pense pas, et je me méfie des pronostics, y compris ceux inspirés par l’Académie royale de Suède. Si vous estimez que je suis un bon candidat, dites-le-leur vous-même. (Rires.) Et puis profitez-en pour relire ou découvrir le superbe roman de John Updike, Bech aux abois. Ça se passe à Stockholm, autour d’un banquet donné par l’Académie du Nobel…


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